Je me relève > Intranquille > Je marche et parfois glisse > Sur des surfaces, sur des matières > Je m'aventure dans l'urgence > Sur des personnes, sur des espaces > Souvent je roule, parfois déroule > Et je rêve que je cours, presque > J'ouvre, j'entre et je dis bonjour, toujours > Je passe mon temps à vaguer > À me mouvoir > Sur une toile sans fin > Presque abstraite, réticulaire > Allant du blanc au noir en passant par tout le reste > Autant de lignes, que de chemins > Une somme de croisements > Plus j'avance, plus je me projette dans d'autres formes > Dans d'autres détails, d'autres histoires > Alors je m'approche, je frôle, je touche > Et viens me coller contre, généreusement > Je cherche à comprendre, tout comme je cherche à appréhender, à saisir > Aimer et contenir > Par les mains, par les mots > Avec instinct je prends appui > Et avec mon corps, je me positionne et fais appel > Parfois bien, parfois mal > Tout cela est un rééquilibrage permanent > Une constance absurde, une somme de choix > Que tu pointes, que je tire > Plante, fuis, suspends, coupe et filme > Je me livre au hasard > J'extrais, je rassemble, je collecte et je soustrais > Je poursuis des lignes, je collectionne des pixels et je rassemble des distances > Je me mesure au monde et au temps > Droit dans mes yeux et de travers dans ma démarche > Qui est une enquête quotidienne > Socio-poétique > Complexe et sans fin > Protagoniste et narrateur > Je recherche des couleurs, des lumières, des formes témoins de mon chemin > À travers lesquelles je suis des directions > À l'intérieur et autour > Murs, sols et plafonds, sans distinction > Je suis le flux et je suis le filtre > Je stocke plus que je ne peux et je déborde > Ensuite je me recompte, je compare, je recoupe et je détaille > Je poursuis des analogies pour mieux comprendre mes différences > J'établis de longs questionnaires > Et je construis des pièges > Des compagnons de voyage, des fatigues et des outils > De toute espèce > Pour cela je me déplace, passe et déplace > Je ne cesse de me travailler, de m'étendre > Avec cette machine vissée dans la main > Car c'est elle qui prolonge mon envergure > À travers ces excroissances, ces poids > Que je garde, que jamais ne jette mais parfois oublie > Ensuite je reviens et je me souviens > Je rassemble, je fais le tri, je me débats et fait débattre > Je me disperse pour mieux nous rejoindre > Autrement, je veux ressentir à l'infini > Chercher des autres et leur soumettre l'imprévisible > Car nous n’avons de limites que nos possibles

Matthieu Bertéa, 2016




" --- la création, comment supporte-t-elle un cadre institutionnel alors qu'elle subvertit toute institution et tout cadre --- parce qu'ils aiment beaucoup leurs outils, les artistes-bricoleurs sont des artistes de la multiplicité et de la coupure --- on les trouve toujours avec des petits bouts dispersés ou assemblés --- et c'est jamais en arrêt --- quand tu as travaillé à Castorama au rayon quincaillerie, tu t'es spécialisé en serrurerie, clefs et serrures --- plus de mystères pour ouvrir toutes les portes --- une immense fluidité est lâchée comme le sang rouge qui sort de l'ascenseur du Shining de Kubrick --- tu es en ce sens une sorte d'Arsène Lupin de l'art contemporain --- car tu as braconné un bout d'espace et de temps pour que l'art puisse se faufiler là et là --- et la façon dont tu scannes les murs pour en faire des impressions ou de la vidéo, c'est bien-sûr un geste de peinture où tu es là encore comme une figure emblématique, une sorte de Hans Richter de la vidéo du coup mais c'est plutôt comme un cambrioleur qui a besoin d'épier dans la matière le moindre creux derrière le mur afin de repérer où se trouve le butin --- et toi, ton butin n'est pas derrière le mur (aucun vol de ta part), il est dans le processus lui-même et dans les infimes vibrations --- mouvement unilatéral infini qui observe et enregistre l'incertain --- scruté comme un désert sans vent --- dîtes-moi, Matthieu m'aurait-il vidéographié la tête, l'histoire ? --- une ligne ou une chaîne ininterrompue comme ces colliers, immenses assemblages de bouts de fragments industriels, une espèce de paléontologie avec des matériaux de chantier --- et l'espèce d'audace à être à la fois dedans et dehors l'institution --- cette navette qui coud dans un sens puis dans l'autre et cet enfant qui change tout le temps les règles du jeu alors il s'assure des règles et les dérange. "

Paul-Emmanuel Odin, docteur et enseignant à l'école supérieure d'art d'Aix-en-Provence - 2016 (extrait du catalogue Nouveaux Regards)




" Tracés d’ondes sonores rythmés par la ville ou par un battement de cœur ; tracés d’un houlographe à l’image d’une vague et régis par les lois de pression, de rugosité et de surface, ou tracés de sismographe, machine ô combien romantique, capable de mesurer les accélérations des mouvements de la Terre ? Les lignes fluides ou les étirements de matière sont autonomes et libèrent une énergie continue. Elles contrôlent le format de l’image afin de mieux satisfaire leurs besoins d’étendues. Elles circulent librement et forment des entrelacs à l’intérieur d’un fond sombre qu’elles dominent. Leurs couleurs, alternent le flou et le net, vibrent et exigent la contemplation. La douceur du rendu exprime à la fois le geste qui fut lent et celui qui renferme une expérience maîtrisée. Une espèce de dualité est donc à relever ici, car les formes se déplacent et se confrontent. Elles seraient devenues comme l’eau capable de se faufiler par un chemin et capable de s’échapper d’un espace réprimant. Pourtant, la pratique résulte d’une manipulation contrôlée. Et c’est un peu comme un nom au bout de la langue qui ne vient pas, on reconnaît sans reconnaître l’image que l’on a en face de soi, parce que les formes qui sont habituellement délimitées sont ici, autres. À l’aide d’un scanneur portatif, Matthieu Bertea prélève des échantillons d’objets prédéfinis, comme du mobilier urbain, des voitures, un grillage, du bitume, etc. Outre l’idée selon laquelle, Matthieu Bertea conditionne un volume à une image plane, tout en étirant la matière même de l’objet, le scanneur oblige l’opérateur à toucher, à renouer avec le geste et à se saisir d’un détail. Lorsque dans son essai, Peinture. Photographie. Film.[2], de 1925, László Moholy-Nagy rapprochait l’appareil photographique du télescope et des radiographies, il réalisait un éloge de tout appareil de reproduction. Et il serait intéressant de comparer ces deux frères que sont la photographie et le scanneur, nés des recherches autour de la lumière, au prisme du numérique et des nouvelles technologies. À l’heure de Photoshop, le débat autour de la photographie s’épuise au point de ressortir encore et encore les mêmes questions ancestrales. En effet, bien qu’aujourd’hui on parle de « post-photographie », l’image a toujours été susceptible d’être trafiquée. Soit en étant mise en scène soit en subissant des retouches directement sur le verre, le film et aujourd’hui… sur l’écran. D’où le fait que le débat autour de la post-photographie ne donne à mon sens, rien de nouveau. En revanche, le scanneur reste le grand absent des réflexions critiques et cela sans doute en raison de la rareté de son utilisation à des fins artistiques. Mais la pratique de Matthieu Bertea permettrait d’apporter des angles innovateurs, car cette fois, l’outil contraint l’artiste à se trouver sur le lieu et à s’approcher jusqu’à toucher son sujet. Voici donc un appareil de reproduction qui ne tolère pas la prise de distance et oblige l’opérateur à engager son corps dans l’espace. Or plus qu’un engagement, le geste de l’opérateur est obligé d’épouser la forme de l’objet à scanner. La main glisse et le corps se courbe tel un skateur qui tient au bout de ses pieds, l’électricité de la ville. Un sport qui, on le rappelle, est né de surfeurs qui ne se sont pas laissés assujettir par le temps. D’ailleurs, ils ont fini par ne plus se satisfaire de l’asphalte non plus, et ont glissé sur du mobilier urbain ou sont entrés dans des propriétés privées afin de toujours mieux défier les lois de la pesanteur. Du reste et contrairement aux autres arts urbains, Matthieu Bertea n’ajoute pas de la matière à la ville comme les graffeurs. Il prélève une image de l’objet et transporte celle-ci dans un ailleurs, tel un cambrioleur. Mes courbes ne sont pas folles (H. Matisse) | Le rendu du scanneur pourrait également flirter avec des théories plus lointaines et d’origine plus manuelle qu’automatique. La simplification des formes et le tirage prenant l’apparence décorative d’un tissu, ne restent pas sans faire appel à l’art d’Henri Matisse qui, bloqué dans son lit et malgré sa cécité, créa des découpages de papiers colorés. Les ciseaux ont remplacé les pinceaux. S’agit-il donc simplement de changer de médium pour toujours repousser les limites de l’art ? Si on évoque cette anecdote aux allures de légende, c’est parce que les œuvres de Matthieu Bertea modèlent les espaces et offrent un point de vue différent sur le monde. Un regard plus simple et plus poétique. Matthieu Bertea, donne une existence physique à des lieux imaginaires : il crée des lieux hétérotopiques. Mais son flegme naïf est déconcertant tant il nous renvoie à notre perception si biaisée, si petite, des mouvements et de l’espace. Ne reste plus qu’à surmonter les pensées sclérosées et à imaginer un temps qui pourrait se voler et se suspendre. "

Rosanna Tardif, critique et historienne de la photographie contemporaine - 2017 (extrait d'un article paru sur ARTSPHALTE.COM)




" Matthieu Bertéa observe la question des limites en aménageant une hétérotopie comme condition d’apparition de son travail. Il n’y a pas « d’à côté » à la représentation, pas de marge, pas de off, pas de coulisses. Tout est là. Pour de vrai et entier. On pense que ça va commencer mais ça a déjà commencé et on fait déjà partie de la matrice. Matthieu Bertéa y fait feu de tout bois. Dans ce système, il se situe artistiquement par son intransigeance, parce qu’il ne concède pas que quelque chose se dérobe. Tout est alors matière. Il n’y a pourtant aucun rapport de force, aucun piège, juste une conscience tendue, à portée de main. Au bout de cette main justement, il manipule un scanner embarqué. Des yeux dans la main. Il absorbe du réel, par des gestes directs. Ce travail d’empreinte fait suite à sa pratique de peinture. Avec sa radicalité, il a logiquement troqué ses rouleaux à peindre pour un outil médium, voire médiumnique. Ce travail de glisse, sous la forme d’un prélèvement par un rai de lumière, s’apparente à une dérive sans destination. Le glanage n’a pas de limites puisque le butin, numérique, relève d’un braconnage habile qui ne lèse aucun propriétaire. Ainsi désamorce-t-il et déjoue-t-il interdits et obstacles, accumulant, cataloguant, et expérimentant images, gestes et situations. "

Bénédicte Chevallier, directrice de Mécènes de Sud - 2018 (extrait du texte de présentation de l'exposition F(EUX))

Matthieu Bertea - Vaguer

Portrait prenant la forme de d'un diagrame réalisé à Buenos Aires en 2017 par Taina Azeredo, commissaire et chercheuse.